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LA QUÊTE
C’ÉTAIT l’aurore, la pluie tombait dru, et quelque part, quelqu’un lui parlait à l’oreille.
— Ne bougez pas, vai dom, personne ne vous fera de mal ! Les vandales ! Pauvres de nous, quelle époque, si un Comyn peut se faire attaquer…
Une voix plus rude l’interrompit :
— Ne dis pas de bêtises ! Tu n’as pas vu son uniforme ? C’est un Terrien, et il y a une tête qui pourrait bien tomber pour ça. Va appeler la Garde, vite !
Quelqu’un essaya de lui soulever la tête, et Kerwin se dit que c’était elle qui sans doute allait tomber, car il ressentit une douleur fulgurante et, de nouveau, il s’évanouit.
Il y eut alors une série de douleurs et de bruits confus, puis l’impression d’une vive lumière brillant au fond de son cerveau. Quelqu’un lui tripota la tête, et, en proie à une terrible souffrance, il gémit, et la lumière qui l’aveuglait s’éloigna.
Il était couché dans un lit blanc antiseptique, dans une chambre blanche antiseptique, et un homme en blouse blanche, décorée du caducée, emblème du Corps Médical, était penché sur lui.
— Ça va mieux ?
Kerwin voulut hocher la tête, mais une douleur fulgurante l’en dissuada. Le docteur lui tendit un liquide rouge dans un gobelet en papier. La potion lui brûla la bouche et tout le tube digestif, mais sa migraine cessa.
— Que s’est-il passé ? demanda Kerwin.
Johnny Ellers, les yeux injectés de sang, passa la tête par la porte.
— Tu le demandes ? C’est moi qui me saoule, et c’est toi qui te fais assommer ! Le plus bête des bleus ne ferait pas mieux à sa première affectation ! Et d’abord, qu’est-ce que tu faisais dans le quartier indigène, nom de Dieu ? Tu n’as pas étudié la carte des sections interdites ?
— Ouais, j’ai dû me perdre, dit lentement Kerwin.
Qu’y avait-il de vrai dans ses souvenirs de la veille ?
Avait-il rêvé sa bizarre errance en cape indigène, les gens qui l’avaient pris pour un autre… N’étaient-ce que des illusions, nourries par son ardent désir d’appartenir à cette planète ?
— Quel jour sommes-nous ?
— Le lendemain du jour d’avant, dit Ellers.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Où m’a-t-on assommé ?
— Dieu seul le sait, dit le docteur. À l’évidence, celui qui vous a trouvé a pris peur et vous a traîné jusqu’à la place de l’astroport, où il vous a abandonné à l’aube.
Le docteur sortit de son champ visuel ; Kerwin s’aperçut que ses maux de tête le reprenaient quand il essayait de le suivre des yeux. Ragan, la serveuse du débit de vin, les aristocrates roux et l’étrange réception à l’hôtel, tout lui revint vaguement tandis qu’il glissait dans le sommeil. S’il avait pensé que la vie lui paraîtrait morne sur Ténébreuse après ses rêves, il savait maintenant qu’il avait vécu assez d’aventures pour cinquante ans.
Ce qu’il ne savait pas, c’est que ça ne faisait que commencer.
*
**
Le lendemain matin, il avait encore la tête bandée quand il se présenta devant le Légat pour recevoir son affectation. L’officiel le considéra sans enthousiasme.
— J’ai besoin de médecins et de techniciens, de cartographes et de linguistes, et qu’est-ce qu’on m’envoie ? Des spécialistes des transmissions ! Bon Dieu, je sais que ce n’est pas votre faute ; ils m’envoient ce qu’ils trouvent. Il paraît que vous avez demandé votre transfert et j’arriverai peut-être à vous garder plus longtemps que les autres ; généralement, on n’affecte ici que les bleus qui demandent leur changement dès qu’ils ont assez d’ancienneté. Alors vous vous êtes fait un peu malmener en vous promenant seul dans le quartier indigène ? On ne vous avait pas prévenu que ce n’était pas très malin ?
— Je me suis perdu, monsieur, dit simplement Kerwin.
— Mais pourquoi diable êtes-vous sorti de l’astroport ? Il n’y a rien d’intéressant dehors !
Il fronça les sourcils. Kerwin répondit froidement :
— Je suis né ici, monsieur.
Si c’était un motif de discrimination il préférait le savoir tout de suite. Mais le Légat avait l’air pensif, c’était tout.
— C’est peut-être une chance, dit-il. Ténébreuse n’est pas une affectation recherchée ; mais si c’est votre patrie, vous ne la détesterez peut-être pas tant que ça. Qui sait ? Moi, je ne me suis pas porté volontaire, vous savez : politiquement parlant, je n’étais pas du côté du manche et, pourrait-on dire, je purge ici ma peine. Si vous aimez l’endroit, vous avez sans doute une belle carrière devant vous ; parce que normalement chacun s’en va dès que possible. Vous croyez que vous vous plairez ici ?
— Je ne sais pas. Mais je voulais revenir.
Il ajouta, sentant obscurément qu’il pouvait faire confiance à cet homme :
— C’était comme une obsession, venue de mes souvenirs d’enfance.
Le Légat hocha la tête. Il n’était plus très jeune et il avait un regard mélancolique.
— Comme je vous comprends, dit-il. La nostalgie de respirer l’air du pays natal, de voir la couleur de votre propre soleil. Je sais ; mon garçon. En quarante ans de service, je ne suis retourné que deux fois sur Alpha, mais j’espère bien y mourir. Comme dit le poète :
Galaxies à foison, étoiles par milliers
Ne remplacent jamais la douceur du foyer.
Il s’interrompit.
— Ainsi, vous êtes né ici. Qui était votre mère ?
Kerwin repensa aux femmes du débit de vin. Au moins, son père s’était suffisamment intéressé à lui pour le confier à l’Orphelinat des Astronautes.
— Je ne sais pas, monsieur. C’est un des points que j’espérais clarifier ici.
— Kerwin, dit le Légat d’un ton pensif. Il me semble avoir déjà entendu ce nom. Je ne suis là que depuis quatre ou cinq ans, années locales. Mais si votre père s’est marié ici, vous trouverez cela en bas, aux Archives. L’Orphelinat aussi a des dossiers. Ils n’acceptent pas n’importe qui ; les enfants trouvés ordinaires sont confiées aux Hiérarques de la Cité. Et il y a aussi le fait qu’on vous ait renvoyé sur la Terre ; c’est extrêmement rare. Normalement, on aurait dû vous garder ici, puis vous former et vous employer dans le service, en tant que cartographe, interprète ou tout autre poste où il est utile de parler la langue comme un indigène.
— J’ai parfois pensé que j’étais sans doute un indigène…
— J’en doute, à cause de vos cheveux. Sur Terre, nous avons pas mal de rouquins – souvent hyperthyroïdiens et amateurs d’aventures. À quelques exceptions près, il y a peu de roux sur Ténébreuse…
Kerwin allait objecter qu’il en avait rencontré quatre l’avant-veille, mais il s’aperçut qu’il ne pouvait pas articuler un mot. C’était comme si un poing étouffait les paroles dans sa gorge.
— Ténébreuse est un curieux endroit, disait le Légat. Nous y avons quelques marchés, deux Cités du Commerce (ici et à Caer Donn dans les Hellers), cet astroport et le grand aérodrome de Port Chicago. La routine. Généralement, nous laissons les planètes se gouverner à leur guise. Quand les peuples comprennent ce que nous pouvons leur apporter – technologie, commerce, participation à une civilisation galactique –, ils se fatiguent de vivre dans des conditions primitives et demandent à être admis dans l’Empire. Nous surveillons les référendums et protégeons les gens contre des tyrans inamovibles. C’est presque mathématique : un monde de Classe D comme celui-là tient en général cent à cent dix ans. Mais Ténébreuse ne suit pas le même schéma, et nous ne savons pas pourquoi.
Il frappa du poing son immense bureau.
— Ils disent qu’ils ne désirent absolument rien que nous puissions leur donner. Oh, ils commercent avec nous parfois ; ils nous livrent de l’argent, du platine, des bijoux, des petits cristaux matrices – vous savez ce que c’est ? – contre des appareils photos, des médicaments, des vêtements chauds synthétiques, des piolets, des choses comme ça. Surtout contre des outils métalliques, car ils ont peu de métaux. Mais ils ne manifestent pas le moindre intérêt pour les transferts de technologie ; ils ne nous ont jamais demandé de conseils ni de conseillers ; ils n’ont rien qui ressemble à un réseau de distribution…
Kerwin se rappela avoir entendu la même chose dans les briefings du vaisseau.
— Vous parlez du gouvernement ou du peuple ?
— Des deux, ricana le Légat. Le gouvernement est un peu difficile à localiser. D’abord, nous avons cru qu’il n’y en avait pas. Et ce serait aussi bien !
D’après le Légat, les indigènes étaient gouvernés par une caste vivant dans une réclusion virtuelle ; des gens incorruptibles et surtout inaccessibles. Un mystère. Une énigme.
— Une des rares choses qu’ils nous achètent, ce sont des chevaux, dit le Légat. Vous imaginez ! Nous leur offrons des avions, des véhicules de surface, des machines pour construire des routes – et qu’est-ce qu’ils nous achètent ? Des chevaux ! Je suppose qu’il y en a de grands troupeaux dans les steppes lointaines, les plaines de Valeron et d’Arilinn, et dans les Montagnes de Kilghard. Ils disent qu’ils ne veulent pas construire de routes ; d’après ce que je sais du terrain, ce serait sans doute difficile, mais nous leur avons proposé toutes les aides technologiques possibles, et ils n’en veulent pas. Ils achètent quelques avions de temps en temps. Dieu seul sait ce qu’ils en font. Ils n’ont pas de pistes et n’ont pas assez de carburant, mais ils achètent des appareils.
Il posa son menton sur ses mains.
— C’est une planète folle. Je n’y ai jamais rien compris. Et, à parler franc, je m’en moque. Mais qui sait ? Peut-être que vous la comprendrez un jour.
Le lendemain soir, Kerwin consacra ses premières heures de loisir à une autre promenade, dans le quartier plus respectable de la Cité du Commerce cette fois, pour aller à l’Orphelinat. Il se rappelait les moindres détails du chemin. Bientôt, l’immeuble se dressa devant lui, froid, étrange et lointain comme il l’avait toujours été, au milieu des arbres, très en retrait de la rue au bout d’une longue allée, avec l’emblème terrien, l’Etoile et la Fusée, gravé sur la porte. Le hall extérieur était vide, mais, par une porte ouverte, il vit quelques garçons s’affairer autour d’un globe. Derrière le bâtiment retentissaient les cris joyeux d’enfants en train de jouer.
Kerwin attendit dans le grand bureau, terreur de son enfance, où une dame affable vêtue à la mode de Ténébreuse – jupe large et veste de fourrure – vint s’enquérir de ce qu’il voulait.
Il lui exposa l’objet de sa visite, et elle lui tendit cordialement la main.
— Ainsi, vous êtes l’un de nos enfants. Ce devait être avant mon temps. Vous vous appelez… ?
— Jefferson Andrew Kerwin, Junior.
Elle plissa le front, dans un effort poli de concentration.
— À première vue, je ne connais pas votre nom. Quand êtes-vous parti ? À treize ans ? C’est très inhabituel. La plupart de nos garçons restent jusqu’à dix-neuf ou vingt ans, puis, quand ils ont passé leurs tests, nous leur trouvons un emploi sur place.
— On m’a renvoyé sur la Terre, dans la famille de mon père.
— Alors, nous aurons sûrement un dossier sur vous, Jeff. Si vos parents étaient connus…
Elle hésita, puis reprit :
— Naturellement, nous essayons de conserver les antécédents de nos pensionnaires aussi complètement que possible, mais nous n’avons parfois qu’un seul nom ; on a connu…
Elle hésita, cherchant une formule courtoise.
— … des liaisons regrettables…
— Vous voulez dire si ma mère était une serveuse de bar, mon père ne s’est peut-être pas soucié de révéler son identité ?
Elle hocha la tête, l’air froissé de ce langage direct.
— Cela arrive. Si vous voulez bien attendre un instant…
Elle entra dans un petit bureau. Par la porte ouverte, il aperçut des ordinateurs et une jeune indigène en uniforme terrien. Au bout de quelques minutes, la dame revint, l’air contrarié, et lui dit d’un ton sec :
— Eh bien, monsieur Kerwin, il semble que nous n’ayons aucun dossier sur vous à l’Orphelinat. Ce devait être sur une autre planète.
Kerwin la considéra, stupéfait.
— Mais c’est impossible, dit-il d’un ton raisonnable. J’ai vécu ici jusqu’à treize ans. Je dormais dans le Dortoir Quatre, dont la surveillante s’appelait Rosaura. Je jouais au ballon là-bas, sur ce terrain de jeu, termina-t-il en le désignant.
Elle secoua la tête.
— Nous n’avons aucun dossier sur vous, monsieur Kerwin. Est-il possible qu’on vous ait inscrit sous un autre nom ?
À son tour de secouer la tête.
— Non, on m’a toujours appelé Jeff Kerwin.
— De plus, nous n’avons trace d’aucun garçon qu’on ait renvoyé sur la Terre à treize ans. C’est très insolite, très différent de notre procédure normale, et cela aurait été soigneusement consigné dans le dossier. Tout le monde ici s’en souviendrait.
Kerwin fit un pas en avant et se pencha sur la femme, la dominant de toute sa taille, furieux, menaçant.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’est-ce que ça veut dire, vous n’avez pas de dossier sur moi ? Quelle raison aurais-je de vous mentir ? J’ai vécu ici treize ans ; vous croyez que je ne le sais pas ? Je peux le prouver, bon Dieu !
Elle eut un mouvement de recul.
— Je vous en prie…
— Ecoutez, dit Kerwin, essayant de reprendre son sang-froid, il doit y avoir erreur. Est-il possible que mon dossier ait été déclassé, que l’ordinateur ait eu une défaillance ? J’ai besoin de connaître mes antécédents. Voulez-vous de nouveau vérifier l’orthographe, s’il vous plaît ?
Il épela son nom pour la deuxième fois, et elle dit froidement :
— J’ai vérifié ce nom, et deux ou trois variations orthographiques possibles. Naturellement, si vous aviez été inscrit sous un autre nom…
— Non, par tous les diables ! hurla Kerwin. C’est Kerwin. J’ai appris à l’écrire – dans cette salle de classe, juste au bout du couloir, celle où il y a un grand portrait de John Reade sur le mur nord !
— Je suis désolée, dit-elle. Nous n’avons aucun dossier au nom de Kerwin.
— Alors, quels débiles aux mains pleines de pouces employez-vous à vos ordinateurs ? Les dossiers sont-ils classés par noms, empreintes digitales, empreintes rétiniennes ?
Il avait oublié cela. Les noms pouvaient être altérés, changés, déplacés, mais les empreintes restaient les mêmes.
— Si cela peut vous convaincre, dit-elle froidement, et si vous savez vous servir d’un ordinateur…
— J’ai travaillé sept ans à CommTerra sur un Reade KSO4.
— Alors, venez interroger vous-même les mémoires, dit-elle d’un ton glacial. Si vous pensez que votre nom a été mal enregistré, mal orthographié ou mal classé, tout enfant passé par l’Orphelinat a accès à l’ordinateur de par ses empreintes digitales.
Elle se pencha en silence, lui tendit une carte et pressa un par un tous les doigts de Kerwin sur le papier spécial qui enregistra, sans qu’il y paraisse, les boucles et les sillons, le dessin des pores, le type et la texture de la peau. Elle introduisit la carte dans une fente. Il regarda la grande face muette de la machine, son écran de verre, semblable à un œil aveugle.
Avec une rapidité foudroyante, la machine cracha une carte qui tomba dans un plateau ; Kerwin s’en empara avant que la femme ait eu le temps de la prendre, indifférent à son air offensé. Mais quand il la retourna, triomphant à l’idée que, pour une raison mystérieuse, elle lui avait menti, toute sa belle assurance disparut. Une terreur glacée lui noua l’estomac. En capitales caractéristiques de l’imprimante, il lut :
AUCUN DOSSIER SUR LE SUJET
Elle prit la carte de sa main devenue soudain toute molle.
— Vous ne pouvez pas accuser la machine de mensonge, dit-elle froidement. Maintenant, je vais vous demander de partir, s’il vous plaît.
Plus clairement que des paroles, le ton l’avertissait que, s’il n’obtempérait pas, elle le ferait mettre dehors.
Kerwin désespéré se cramponna au comptoir. Il avait l’impression d’avoir surgi par inadvertance dans l’immensité de l’espace, glacial et tourbillonnant. Très sombre, il dit :
— Mais comment… ? Y a-t-il un autre Orphelinat des Astronautes sur Ténébreuse ? Je… j’ai vécu ici, je vous assure…
Elle le considéra un long moment, et la colère finit par faire place à la pitié.
— Non, monsieur Kerwin, dit-elle doucement. Pourquoi n’allez-vous pas au QG consulter la Section Huit ? S’il y a eu une… une erreur… ils pourront sans doute vous aider.
La Section Huit. Le service Médical et Psychiatrique. Kerwin déglutit avec effort et s’en alla sans protester davantage. Elle pensait qu’il avait l’esprit dérangé, qu’il avait besoin d’un psy. Il la comprenait. Après ce qu’il venait d’entendre, il n’était pas loin de penser la même chose.
Il sortit dans l’air froid du dehors en titubant ; il ne sentait plus ses pieds, la tête lui tournait.
Ils mentaient, ils mentaient. Quelqu’un mentait. Elle mentait et il le savait ; il la sentait mentir…
Non, c’était une idée de paranoïaque ; quelqu’un mentait, ils mentaient tous, il y avait un complot contre lui…
Mais comment se tromper ? Bon sang, pensa-t-il en descendant le perron, je jouais sur ce terrain là-bas ; d’abord aux gendarmes et aux voleurs et au ballon prisonnier, puis à des jeux plus structurés. Il regarda les fenêtres de son ancien dortoir. Il était souvent rentré par là, après quelque escapade, s’aidant des basses branches de cet arbre tout proche. Il eut envie d’entrer dans le dortoir par la fenêtre et de voir si les initiales qu’il avait gravées sur le cadre y étaient encore. Il y renonça ; avec la veine qu’il avait en ce moment, il allait se faire pincer et traiter comme un bourreau d’enfants potentiel. Il considéra une dernière fois la maison où il avait passé son enfance… mais l’y avait-il passée ?
Il porta ses mains à ses tempes. Il se rappelait tant de choses. Tous ses souvenirs remontaient à l’Orphelinat, sur le terrain de jeu où il était en ce moment ; tout petit, il était tombé et s’était ouvert le genou… quel âge avait-il ? Sept ans, peut-être huit. On l’avait amené à l’infirmerie. On lui avait dit qu’on allait recoudre sa blessure, et il s’était demandé comment on allait faire pour mettre son genou dans une machine à coudre ; et quand on lui avait montré l’aiguille, ça l’avait tellement fasciné de les regarder faire qu’il en avait oublié de pleurer. C’était son premier souvenir vraiment net.
Avait-il des souvenirs d’avant l’Orphelinat ? Il avait beau faire, il ne se rappelait qu’un coin de ciel violet où quatre lunes brillaient comme des gemmes, et une douce voix de femme qui disait ; « Regarde, mon tout petit, tu ne reverras pas cela avant des années…» Il savait qu’une conjonction des quatre lunes se produisait rarement ; mais il ne se rappelait pas où il était quand elle s’était produite, ni à quelle époque il l’avait revue. Un homme en cape vert et or descendait un long couloir aux dalles luisantes comme du marbre, un capuchon rabattu sur ses cheveux roux flamboyants ; quelque part, il y avait une salle baignant dans une lumière bleue… Ensuite il se retrouvait à l’Orphelinat des Astronautes, étudiant, dormant, jouant au ballon avec une douzaine de garçons de son âge, en culotte bleue et chemise blanche.
À dix ans, il avait eu un béguin pour une infirmière indigène nommée – comment s’appelait-elle déjà ? – Maruca. Elle se déplaçait silencieusement sur des pantoufles, sa jupe blanche oscillant autour d’elle avec grâce, et elle avait une voix grave et très douce. Elle m’ébouriffait les cheveux et m’appelait Tallo, quoique ce fût contraire au règlement, et un jour que j’avais la fièvre, elle était restée près de moi toute la nuit à l’infirmerie, à me mettre des compresses sur le front et à me chanter des chansons. Elle avait une voix de contralto, grave et très douce. À onze ans, il avait expédié son poing sur le nez d’un dénommé Hjalmar qui l’avait traité de bâtard, en lui hurlant qu’au moins, lui, il connaissait le nom de son père, et le professeur de mathématiques les avait séparés, gesticulant et s’injuriant.
Quelques semaines avant qu’on l’embarque pour Terra, terrorisé, tremblant, abruti par les drogues, il y avait eu une fille nommée Ivy. Elle était dans la classe supérieure. Il gardait pour elle ses rations de bonbons, et, se tenant timidement par la main, ils se promenaient sous ces arbres, au fond du terrain de jeu ; une fois, maladroitement, il lui avait donné un baiser, mais elle avait tourné la tête, et il n’avait embrassé que ses cheveux châtain clair, fins et parfumés.
Non, ils ne pouvaient pas lui dire qu’il était fou. Il se rappelait trop de choses. Il irait au QG, comme cette femme le lui avait conseillé ; pas au Service Médical et Psychiatrique, mais aux Archives. Ils conservaient un dossier sur tous ceux qui avaient travaillé au service de l’Empire. Sur tous. Ils sauraient.
Le préposé aux Archives s’étonna quand Kerwin demanda à consulter son dossier, et Kerwin le comprenait. Après tout, on ne faisait guère cette démarche qu’avant de demander son transfert. Kerwin bredouilla une explication.
— Je suis né ici. Je n’ai jamais su qui était ma mère, mais on a dû garder trace de ma naissance et de ma parenté…
L’homme prit ses empreintes digitales et enfonça des boutons avec indifférence. Au bout d’un moment, une imprimante se mit à cliqueter, et finalement une feuille glissa dans un plateau. Kerwin la prit et la lut, d’abord avec satisfaction, car c’était à l’évidence un dossier complet, puis avec une incrédulité croissante.
KERWIN, JEFFERSON ANDREW. MALE RACE BLANCHE CITOYEN DE TERRA. DOMICILIE À MONT DENVER. SECTEUR Deux. STATUT célibataire. CHEVEUX roux. YEUX gris. TEINT clair. PROFESSION à 20 ans apprenti à CommTerra. PERFORMANCE satisfaisante. CARACTERE réservé. POTENTIEL considérable.
TRANSFERE 22 ans. Envoyé selon certificat de statut junior de CommTerra, Consulat de Mefaera. PERFORMANCE excellente. POTENTIEL très élevé. CARACTERE acceptable, introverti. DEMERITES aucun. Pas de problèmes connus. VIE PRIVEE normale à notre connaissance. PROMOTIONS régulières et rapides.
TRANSFERE âge 26 ans. Phi Coronis IV. Spécialiste évaluations CommTerra. Légation. PERFORMANCE excellente ; citations pour travail exceptionnel. CARACTERE introverti, mais deux réprimandes pour bagarres au quartier indigène. POTENTIEL très élevé, mais étant donné requêtes répétées en vue transfert, possibilité d’instabilité. Pas de mariages. Pas de liaisons connues. Aucune maladie contagieuse.
TRANSFERE âge 29 ans. Cottman IV Ténébreuse (demandé pour raisons personnelles, non stipulées). Requête approuvée, satisfaite. Conseille Kerwin ne soit plus transféré, sauf suite à perte d’ancienneté. PERFORMANCE aucune évaluation heure actuelle, une réprimande pour intrusion dans quartier interdit. EVALUATION CARACTERE excellent employé, mais semble manquer de stabilité. POTENTIEL excellent.
C’était tout. Kerwin fronça les sourcils.
— Ecoutez, c’est mon dossier professionnel ; je voulais des renseignements sur ma naissance, ma famille, des choses comme ça. Je suis né ici, sur Cottman IV.
— C’est une copie de votre dossier officiel. L’ordinateur n’a rien de plus sur vous.
— Pas d’extrait de naissance, rien ?
L’homme secoua la tête.
— Si vous êtes né hors de la Zone Terrienne – et que votre mère ait été de Ténébreuse – votre naissance n’a pas été enregistrée ici. Je ne sais pas quel genre d’archives ils conservent, dit-il, avec un geste vers les lointaines montagnes, mais elles ne se trouvent pas dans notre ordinateur, ça, c’est sûr. Je vais voir ce qu’il y a aux Dossiers Naissances et aux Laissez-Passer Orphelins. Si on vous a renvoyé sur Terra à treize ans, cela doit être enregistré à la Section Dix-Huit, d’après la Loi sur le rapatriement des Veuves et Orphelins d’Astronautes.
Il passa quelques minutes à enfoncer des boutons, puis secoua la tête.
— Voyez vous-même, dit-il.
L’ordinateur crachait sans arrêt les mots : AUCUN DOSSIER SUR LE SUJET.
— Voilà tous les dossiers-naissance que nous avons au nom de Kerwin ; nous avons une Evelina Kerwin, fille d’une de nos infirmières, morte à l’âge de six mois. Et il y a le dossier professionnel d’un certain Henderson Kerwin, mâle, race noire, âge quarante-cinq ans, ingénieur à l’astroport de Thendara, mort de brûlures causées par les radiations consécutives à un accident du réacteur nucléaire. Et dans les Laissez-Passer pour Orphelins, j’ai trouvé un certain Teddy Kerlayne, envoyé sur Delta Ophiuchi il y a quatre ans. Rien à voir, hein ?
Frustré, Kerwin déchirait machinalement les papiers à mesure qu’ils sortaient de l’imprimante.
— Essayez encore une chose, dit-il. Essayez mon père. Jefferson Andrew Kerwin, Senior.
Il froissa dans ses mains son dossier professionnel, qui indiquait pas de mariages, pas de liaisons. Le mariage de son père, ou sa liaison, avec sa mère inconnue, devait obligatoirement être enregistré, puisque Jeff Kerwin Senior avait obtenu la citoyenneté de l’Empire pour son fils. On lui avait soigneusement expliqué la procédure quand il s’était engagé dans le Service Civil ; comment déclarer les mariages avec des indigènes – sur aucune planète de l’Empire la fraternisation n’était plus difficile que sur Ténébreuse – et comment légitimer un enfant, avec ou sans mariage terrien. Il savait ce que son père avait dû faire.
— Regardez quand et où mon père a rempli le Formulaire 784-D, s’il vous plaît.
L’homme haussa les épaules.
— Vous êtes vraiment dur à convaincre, mon vieux. Si votre père avait rempli un 784-D, ça se retrouverait dans votre dossier professionnel.
Mais il se remit à enfoncer des boutons, fixant l’écran de verre où les données s’inscrivaient avant de passer à l’imprimante. Soudain, il sursauta, pinça les lèvres. Puis il se retourna et dit poliment :
— Désolé, Kerwin ; pas de dossier. On vous a mal orienté. Nous n’avons rien sur aucun Jeff Kerwin du Service Civil, à part vous.
— Vous mentez ! dit sèchement Kerwin. Et d’ailleurs, qu’est-ce qui vous prend de regarder votre écran de cette façon ? Enlevez votre main, que je voie ce qui y est écrit !
L’employé haussa les épaules.
— À votre aise !
Mais il avait touché un autre bouton et l’écran était vide.
Frustration et fureur submergèrent Kerwin comme une vague déferlante.
— Bon Dieu, vous voulez me faire croire que je n’existe pas, c’est ça ?
— Ecoutez, dit l’employé d’un ton las, on peut effacer un article dans un registre. Mais montrez-moi quelqu’un qui puisse falsifier les mémoires des ordinateurs de CommTerra, et je vous montrerai un croisement entre un humain et un crystopède. D’après les archives officielles, vous êtes arrivé sur Ténébreuse pour la première fois il y a deux jours. Maintenant, allez au Service Médical et Psychiatrique, et cessez de me faire perdre mon temps.
Ils me prennent vraiment pour un naïf ! CommTerra peut se régler de telle sorte qu’aucun étranger n’ait accès aux dossiers s’il ne détient pas le code. Quelqu’un, pour une raison obscure, avait fait en sorte qu’il ne puisse pas accéder aux informations le concernant.
Mais pourquoi ?
L’autre possibilité, c’était que la femme de l’Orphelinat ait vu juste. Il était fou, il fabulait, il n’était jamais venu sur Ténébreuse, il s’inventait un passé pour une raison mystérieuse…
Kerwin fouilla dans sa poche et tendit un billet à l’employé.
— Essayez mon père encore une fois. D’accord ?
L’employé leva les yeux, et Kerwin sut qu’il avait deviné. C’était un peu au-dessus de ses moyens, mais ça valait la peine de payer pour s’assurer qu’il n’était pas fou. Crainte et avidité s’inscrivirent sur le visage de l’homme, et il dit enfin, fourrant vivement le billet dans sa poche :
— D’accord, mais si les mémoires sont monitorées, je pourrais perdre mon boulot. Et, quoi qu’on obtienne, on n’ira pas plus loin ; plus de questions, d’accord ?
Cette fois, Kerwin le regarda programmer. La machine ronronna doucement. Puis une lumière rouge clignota sur l’écran, blip-blip-blip, en un signal de panique. L’employé dit doucement :
— Circuit de dérivation.
Des lettres rouges flamboyèrent sur l’écran.
INFORMATIONS DEMANDEES DISPONIBLES SEULEMENT PAR CODE PRIORITAIRE. ACCES CONTROLE. DONNEZ CODE ACCES VALIDE ET AUTORISATION D’UTILISATION.
Les lettres clignotaient, obsédantes. Finalement, Kerwin secoua la tête et fit un signe à l’employé qui arrêta sa machine. L’écran vide semblait les fixer de son œil noir et énigmatique.
— Alors ? demanda l’employé.
Kerwin comprit qu’il aurait voulu un autre pourboire pour essayer de découvrir le code d’accès ; mais Kerwin avait autant de chances que lui de le trouver. En tout cas, ça prouvait qu’il y avait quelque chose.
Il ne savait pas quoi. Mais ça expliquait la réaction de la femme à l’Orphelinat.
Il tourna les talons et sortit, de plus en plus résolu à persévérer. Il était revenu sur Ténébreuse pour éclaircir le mystère de sa naissance – et le mystère s’épaississait. D’une façon ou d’une autre, il arriverait à le résoudre.